1944 : les forces alliées libèrent Rome de l’occupation. Dans leurs bagages, les américains ont emporté les Cushman, de drôles d’engins dont ils se servent pour transmettre les informations d’une division à l’autre ou, plus simplement, pour se déplacer dans leurs bases.
Inspiré par l’efficacité et les aspects pratiques de ce scooter, Ferdinando Innocenti –industriel de son état - comprend immédiatement l’intérêt de ce type d’engin dans un pays exsangue et dont les infrastructures ont été largement détruites.
L’idée de f abriquer un moyen de transport bon marché destiné à la classe ouvrière germe dans son esprit avec d’autant plus de conviction qu’il sait qu’il peut utiliser la majorité des pièces que son usine fabrique déjà pour le produire.
Sans attendre, Innocenti contacte un ingénieur Romain et lui demande de dessiner un petit scooter économique, s’inspirant dans ses grandes lignes du modèle Cushman 32 que l’on voit désormais rouler sur les places romaines.
Le premier prototype en bois, baptisé « Experiment O » est réalisé en quelques mois. Inspiré par la forme d’une torpille, c’est un engin fonctionnel, sûr et aux lignes relativement pures avec un feu avant intégré dans une coque intégrale en tôle emboutie qui recouvre tous les composants, du moteur au réservoir de carburant.
Dans le respect des canons de l’époque, le moteur se trouve entre les jambes du pilote avec une chaîne qui rejoint la roue arrière tandis que la colonne de direction est intégrée dans la suspension télescopique avant.
En revanche, influencé par le design des Harley-Davidson de l’époque, Innocenti a choisi de faire appel à de simples ressorts placés sous la selle en guise de suspension arrière.
Malgré son degré d’aboutissement, l’« Experiment O » ne sera jamais produit, Ferdinando Innocenti ayant probablement voulu améliorer les aspects esthétiques et techniques de son premier scooter à moins que le chaos inhérent à la guerre n’ai tout implement eu raison de ce premier modèle.
Pour autant, l’idée n’est pas abandonnée.
En 1945, dans l’impossibilité de passer entre la ligne de front pour rejoindre l’usine Lambrate de Milan, Innocenti continue à travailler sur son projet et s’adjoint les services d’un jeune spécialiste aéronautique, Pier Luigi Torre, qui s’est fait connaître avant guerre par ses aptitudes à concevoir des pièces mécaniques pour les avions.
Torre repart de zéro, mais est inévitablement influencé par les scooters américains qu’il croise autour de lui, en particulier par le Cushman 32.
Bien que son propre prototype ne soit pas aussi révolutionnaire du point de vue esthétique, il est nettement plus solide du point de vue mécanique. Sa conception novatrice voit le moteur et le support de transmission placé près de la roue arrière.
Le moteur est un 125 cm3 monocylindre alors que la boîte de vitesses comporte 2 rapports. Le système électrique est géré par une magnéto face à laquelle se trouve un grand ventilateur qui souffle de l’air sur le moteur afin de favoriser le refroidissement.
Enfin, une attention spéciale a été portée aux roues avec des tests effectués avec des jantes de 6 pouces ou de 7 pouces de diamètre.
Le châssis se compose d’une barre centrale en fonte, conçue pour pouvoir supporter le poids et la force de torsion qu’un scooter subit sur la route. Cette structure forme également l'élégant panneautage extérieur de la caisse, recouvrant le réservoir de carburant, la boîte à gants et le moteur.
La fourche, fabriquée en tôle emboutie et soudée électriquement, est l’exacte copie de l’élément présent sur le prototype précédent. La roue avant et son garde-boue ressemblent aux roues d’un avion léger tandis que la suspension arrière innove avec un système de torsion par caoutchouc plutôt que par ressorts hélicoïdaux traditionnels.
Quelques jours avant la fin de la guerre, alors que les essais du nouveau prototype se poursuivent 24 heures sur 24, Ferdinando Innocenti parvient enfin à retourner à son usine milanaise pour contrôler l’état des machines.
Il a la désagréable surprise de découvrir qu’il ne reste qu’un tas de décombres d'une grande partie du bâtiment suite au bombardement des Alliés du 30 avril 1944.
Pire encore, la pluie qui ruisselle par les trous du toit a rouillé la majorité des machines que les troupes allemandes en retraite avaient plus ou moins épargnées.
Et, comme si cela ne suffisait pas, les alliées déclarent que l’usine devra être utilisée exclusivement à des fins militaires.
Pourtant, Innocenti ne perd pas courage et porte l’affaire devant la justice. Après une bataille juridique interminable, il est autorisé à reprendre possession de l’usine qu’il commence à remettre sur pied avant d’en reprendre le contrôle total au milieu de l’année 1946, date à laquelle Piaggio produit déjà les Vespa à la chaîne.
Innocenti débute rapidement la reconversion de l’usine, désormais affectée à la fabrication de son nouveau scooter.
Dès la conception, il avait pris conscience que son projet ne serait viable et économique qu’à la condition de profiter d’une production de masse.
C’est pourquoi la chaîne de montage automobile va être uniquement consacrée à la production à grande échelle. Alors que son usine est réorganisée, Innocenti déménage temporairement le siège social de sa société de Rome vers un bâtiment milanais appelé « Centro Studi ».
Après plusieurs mois d’essais ininterrompus, une maquette de l'« Experiment O » est enfin présentée à Ferdinando Innocenti. Ce nouveau prototype est sur la bonne voie, ne nécessitant que quelques aménagements aérodynamiques.
Les designers soumettent de nombreuses idées et c’est finalement la plus simple et la plus originale qui est retenue : tous les panneaux latéraux sont retirés pour mettre en valeur la beauté du moteur, du réservoir de carburant et de la boîte à gants, selon une conception qui se démarque délibérément de la Vespa Piaggio, dont toutes les pièces mécaniques sont dissimulées.
Devenu entre-temps « Experiment 2 », le projet va encore nécessiter presque un an supplémentaire avant son industrialisation prévue pour le mois d’octobre 1947. Durant cette période, Innocenti va même aller jusqu’à installer dans son bureau une longue plateforme sur laquelle il assemble lui-même un exemplaire afin de vérifier les évolutions apportées au fur et à mesure du développement.
De leur côté, les hommes du département commercial commencent à proposer des idées de nom tout en réfléchissant au prix de lancement de leur futur scooter. Celui-ci est fixé à 135 000 lires, un prix particulièrement abordable.
Et comme « Experiment 2 » est un nom difficile à porter pour un scooter, les publicitaires décident de l’appeler « Lambretta® M », la lettre « M » correspondant à l’abréviation de « Motor scooter ». Quand au nom Lambretta®, on en trouve la signification dans le journal officiel de Ferdinando Innocenti, Notiziario Lambretta® Vol. 1 N°4: « Lambretta® est le nom du ruisseau qui serpente sous le sol de l’usine Innocenti. Il coule ça et là comme un petit vagabond».
Pour annoncer le lancement du Lambretta® M, une publicité est même diffusée chaque jour à 20 h 35 très précises sur tous les canaux de la radio italienne RAI : « Il est 20 h 35 ! L’heure du Lambretta ! ». Les collaborateurs de la société Innocenti sont d’autant plus audacieux qu’ils font la promotion d’un véhicule qui n’est pas encore sorti des chaînes de montage.
Aucun autre constructeur de motos ou de scooters n’oserait agir de façon aussi prématurée en pariant sur un scooter que seuls quelques rares privilégiés ont vu.
Après plusieurs mois de diffusion, la curiosité des consommateurs a pour le moins été piquée. Les boîtes postales des magazines spécialisés se remplissent de centaines de lettres de personnes demandant des renseignements sur ce nouveau moyen de transport, mais aucun d’entre eux n’est en mesure de leur fournir une réponse satisfaisante : les détails techniques et mécaniques du Lambretta® n’ont pas été dévoilés, la société Innocenti ayant volontairement cultivé le secret pour empêcher toute imitation mais aussi pour stimuler les attentes.
Pourtant, malgré cette obsession du secret, un magazine automobile milanais publie en février 1947 un croquis du Lambretta® M. Ce « scoop » est repris par le magazine moto Motociclismo qui le diffuse dans toute l’Italie, forçant la société Innocenti à publier un communiqué officiel dans laquelle elle nie que le dessin représente le nouveau Lambretta®.
Cette comédie est un nouveau coup de publicité pour Innocenti dans le sens où le croquis - probablement fourni par l’un des employés de l’usine- est une représentation relativement fidèle du Lambretta® M.
À la même époque, le Vespa est déjà présent dans toutes les vitrines d’Italie et le public commence à en avoir assez d’entendre des publicités pour un scooter qui, selon eux, n’existe peut-être même pas.
Malgré le fait que les collaborateurs d’Innocenti travaillent 24 heures sur 24, ils ne sont pas encore prêts à lancer le Lambretta® M.
Pour satisfaire ses clients et les magazines, la société Innocenti décide de révéler un prototype en bois du nouveau scooter ainsi qu’un autre prototype en bois d’une petite camionnette à trois roues qui sera disponible dans 4 versions différentes.
Le secret est donc finalement levé, mais le public n’est pas impressionné. Après un tel battage médiatique, il s’attendait à découvrir un modèle original et luxueux, pas à un mini-scooter qui ressemble plus à un jouet d’enfant qu’à un véritable engin de ville. Malgré cette déconvenue, les collaborateurs Innocenti restent convaincus qu’ils sont sur la bonne voie.
Et cela est confirmé par le fait que les revendeurs italiens passent de nombreuses commandes - accompagnées d’un acompte de 5000 lires par modèle - avant même que le Lambretta® M ne soit fabriqué.
Au mois d’octobre 1947, comme prévu, la société Innocenti parvient à fabriquer quelques Lambretta® pour aiguiser l’appétit des revendeurs et des clients impatients.
Mais de nombreux autres distributeurs ne sont plus disposés à attendre davantage, exigent d’être remboursés avant de faire appel à la concurrence. Finalement, au début de l’année 1948, la production atteint son rendement maximal de 50 modèles par jour, c’est-à-dire assez pour répondre aux commandes qui ont afflué en masse à l’usine.
Les bases du « Experiment O » ont été développées et significativement améliorée, en particulier du point de vue mécanique.
L’habillage a été retiré pour exposer le châssis désormais fabriqué en tubes en remplacement de la tôle emboutie utilisée à l’origine.
À l’arrière, le cadre tubulaire soutient le réservoir de carburant et la boîte à gants sous la selle alors qu’à l’avant, un petit tablier fournit un vaste espace pour les pieds.
Enfin, le moteur a été entièrement redessiné, tout comme le système électrique désormais équipé d’un volant magnétique qui génère le courant nécessaire à démarrer le scooter et faire fonctionner les phares et le klaxon.
La transmission est un système complexe de variateur, d’arbre de torsion et de boîte à 3 rapports avec un changement de vitesse contrôlé par une pédale montée sur le repose-pieds.
Le pot d’échappement, placé sur la partie arrière du prototype, est dorénavant aligné avec le châssis à proximité de la partie avant du plancher, les gaz d’échappement étant évacués sous le carter moteur.
Tous les câbles et les fils électriques sont gainés, conférant au Lambretta® des lignes pures et élégantes.
De plus, pour faciliter les changements de rapports, le compteur de vitesse est placé à droite du tablier tandis qu’un limiteur de régime permet à l’utilisateur de changer de rapport sans débrayer.
Pour limiter les coûts de production, la suspension arrière est quasi inexistante et repose sur 2 ressorts hélicoïdaux situés sous la selle. À l’inverse, en ce qui concerne les autres équipements, la société Innocenti ne recule devant aucune dépense : une grande boîte à gants fermant à clef a été aménagée sous la selle, un bouton permet d’allumer le phare avant, plusieurs composants sont chromés et un petit doseur permet de mesurer la quantité d’huile exacte à mélanger avec le carburant.
Les clients peuvent se procurer en option une seconde selle ou un coussin pour enfant qu'ils installeront à l’arrière, un pare-brise en plexiglas, mais aussi une caisse en bois spéciale dans laquelle ils pourront placer leur scooter lorsqu’ils voudront le transporter.
Mais la caractéristique la plus singulière du Lambretta® M reste toutefois son klaxon mécanique activé par une pédale, une technologie démodée depuis presque 20 ans !
Malgré tout, comparé aux autres deux roues de l’époque, l’esthétique moderne et l’attention portée aux détails font du Lambretta® M un modèle à part entière : du châssis au moteur en passant par l’ingénierie, chaque pièce est soigneusement intégrée afin de créer une ligne élégante, jusque-là inconnue dans le design italien. Et pour le rendre encore plus attirant, 5 couleurs « pastel » sont proposées : gris, ivoire, azur, rouge et amarante. Cette fois encore, Innocenti devancent les autres constructeurs italiens en anticipant les attentes du grand public.
Au cours de l’été 1948, l’usine prend conscience que les ventes ne sont pas aussi élevées que prévue et que les stocks sont trop importants pour être écoulés sur le seul marché italien.
Plutôt que de baisser le prix du scooter et de le brader, Innocenti décide d’exporter les centaines d’unités excédentaires.
Une nouvelle fois, cette décision originale s’avère être un choix judicieux, d’autant que c’est vers l’Argentine, un pays qui a des liens étroits avec l’Italie, que le gros du contingent est expédié.
Là-bas, des milliers d’immigrants italiens partis pour faire fortune sont impatients de pouvoir mettre la main sur un engin provenant de la Vieille Italie.
De l’autre côté du globe, le dynamique moteur 125 cm3 et la facilité d’utilisation du Lambretta® remportent rapidement les suffrages.
Malgré cela, en octobre 1948, la société Innocenti décide à contrecoeur de suspendre la production de son premier modèle car les entrepôts regorgent encore d’invendus.
Les ingénieurs commencent alors à dessiner un second scooter qui devrait permettre, avec un peu de chance, d’augmenter les ventes.
Ce nouveau modèle, baptisé « Lambretta® B » (le modèle originel devenant « Modèle A ») est présenté au public au mois de décembre 1948, en même temps que la production qui débute au rythme de 100 unités par jour.
Parmi les innombrables améliorations apportées, on note l’apparition d’une suspension arrière, de vitesses à commande manuelle (par opposition aux vitesses à commande au pied) et de roues de 8 pouces.
En quelques années, la société Innocenti est devenue l’un des nouveaux géants industriels de l’Italie d’après-guerre. L’augmentation régulière de sa production la propulse bientôt au rang de second fabricant italien de véhicules à moteur alors que le phénomène du scooter italien est en passe de devenir légendaire.
Dans les années 1950, les petits scooters circulent avec bonheur dans toutes les villes d’Italie et chaque chef-lieu possède un petit garage mécanique spécialement aménagé pour entretenir ces nouveaux moyens de transport.
Pour Innocenti et Piaggio, le moment est venu de s’assurer que le scooter sera un moyen de transport viable pour les années à venir et non un engouement passager.
Pour conserver leur part de marché et fidéliser leurs clients, les deux fabricants décident de créer des clubs aux multiples fonctions : organisation de sorties dominicales avec un départ imposé depuis les centres-villes afin que tous les participants puissent être vus des piétons, aide dans les démarches administratives, support technique, leçon de pilotage pour les débutants…
Ces clubs transforment peu à peu un moyen de transport modeste en une nouvelle activité de loisirs qui remporte un succès populaire incontestable dans tout le pays.
Pour prêcher la bonne parole autour de ce nouveau style de vie, le « Lambrettismo », Innocenti publie au cours du printemps 1949 un bulletin portant le nom de Notiziario Lambretta® qui a pour vocation de réunir tous les clubs Lambretta® italiens en leur faisant comprendre qu’ils font partie d’un mouvement plus important.
Le magazine informe ses lecteurs des rallyes scooters qui sont organisés, leur fournit des informations techniques et des réponses aux questions qu’ils se posent sur leurs engins. À ses débuts, Notiziario Lambretta® est un bimensuel en noir et blanc, seulement publié en italien.
Mais comme le nombre de Lambretta® exporté augmente régulièrement, le bulletin est bientôt traduit en plusieurs langues, des cahiers couleurs sont ajoutés et la parution devient mensuelle.
Rapidement, il apparaît que le Notiziario Lambretta® est le support idéal pour annoncer le lancement des nouveaux modèles. En 1950, les modèles C et le LC seront les premiers à en profiter.
Le Lambretta® C est une version perfectionnée des deux premiers modèles mais son principal avantage reste son prix, si abordable que de nombreux Italiens peuvent enfin s’acheter leur premier scooter.
Totalement différent, le modèle LC, est quand à lui le premier Lambretta® doté d’un tablier intégré et d’un habillage permettant de dissimuler le moteur et de protéger l’utilisateur de la mécanique.
Véritable version luxe, le « Lusso » s’adresse aux clients qui souhaitent profiter de la fiabilité et du caractère économique du modèle standard tout en étant prêts à payer davantage pour une version améliorée.
Fidèle à sa politique d’exportation, Innocenti accorde en 1951 à la société allemande NSU, célèbre pour son efficacité en matière de fabrication de 2 roues, une licence de fabrication.
L’usine allemande se dote d’une chaîne de montage semblable à celle d’Innocenti capable de produire les Lambretta® en grandes quantités. Entre les années 1950 et 1960, Ferdinando Innocenti se prend à rêver d’implanter Lambretta® dans tous les pays industrialisés du monde et donne son accord pour la création d’usines en Inde, en Argentine, au Brésil, au Congo, en Espagne, en Colombie, en Indonésie, au Sri Lanka, à Formose, au Pakistan, en Turquie et en France.
Comme la société Innocenti a mis au point un mode de production standardisé pour ses chaînes de montage, elle est en mesure d’offrir à n’importe quel pays un ensemble de production complet qui a été éprouvé et testé en Italie et dans certains autres pays.